×
Batailles
Batailles Par Mohamed Ali Mrabi
Le 27/12/2024

Depuis quelques jours, les discussions s’enflamment autour des grandes orientations de la nouvelle Moudawana. C’est un sujet qui ravive les passions et suscitent des... + Lire la suite...

Recevoir notre newsletter

Al-Joulani au pouvoir en Syrie: un subtil jeu d’équilibre entre les puissances régionales

Par Pierre FIRODE | Edition N°:6914 Le 24/12/2024 | Partager

Pierre Firode est professeur agrégé de géographie, membre du laboratoire Médiations, Sorbonne Université

La Russie occupée ailleurs, les États-Unis en retrait, l’Iran affaibli… La nouvelle Syrie doit d’abord se préoccuper de ne pas susciter l’ire des puissances arabes, très méfiantes envers toute orientation djihadiste qui remettrait en cause leurs régimes respectifs. Elle doit aussi rester dans les bonnes grâces de la Turquie d’Erdogan et faire le dos rond face aux bombardements israéliens sur les arsenaux de l’armée défaite de Bachar al-Assad. Al-Joulani a montré ses capacités de chef de guerre; il va maintenant devoir faire ses preuves en tant que diplomate.

L’entretien accordé par Abou Mohammed Al-Joulani à CNN le 6 décembre dernier, alors que les combattants de son mouvement, Hayat Tahrir-al-Cham (HTC), étaient sur le point de renverser le régime de Bachar al-Assad, témoigne de sa volonté de présenter désormais un profil plus «présentable» aux puissances occidentales, et notamment aux États-Unis, dont la capacité de projection dans la région reste importante. La presse souligne à juste titre ce renouveau: HTC rejette la logique du djihad global, qui a abouti à l’intervention des puissances occidentales en Syrie et en Irak contre l’État islamique (EI ou Daech) et les filiales d’Al-Qaida. Joulani semble soucieux de ne franchir aucune ligne rouge et tire les enseignements de l’échec de l’EI, dont l’éphémère califat instauré en 2015 a été démantelé, avec une perte quasi totale de ses territoires, en 2019.

Cependant, si HTC respecte plusieurs lignes rouges, celles-ci sont surtout tracées par les puissances régionales comme l’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar, l’Iran ou encore Israël. À l’inverse des puissances lointaines comme les États-Unis ou la Russie, contraintes l’une et l’autre à se désengager de la Syrie soit par isolationnisme (les États-Unis de Trump) soit par manque de moyens militaires disponibles (l’Ukraine absorbe la quasi-totalité du potentiel militaire russe), les puissances régionales sont, quant à elles, particulièrement enclines à s’ingérer dans les affaires intérieures de la Syrie, particulièrement si le nouveau gouvernement de Damas menace leurs intérêts stratégiques.

Une Syrie exsangue

Le risque d’ingérence de la part de la Turquie, de l’Arabie saoudite ou du Qatar est d’autant plus grand que la Syrie sort de la guerre considérablement affaiblie: l’armée dirigée par les Alaouites s’étant décomposée, les deux principaux groupes rebelles, le HTS et l’ANS (l’armée nationale syrienne soutenue par la Turquie), certes alliés contre Bachar al-Assad, pourraient s’opposer maintenant que leur ennemi commun a disparu. Pour compléter ce tableau, les frappes massives de Tsahal ont achevé de détruire les capacités opérationnelles de l’État syrien tandis que les graves tensions entre les milices kurdes qui contrôlent le nord-est du pays et l’ANS pro-turque risquent de plonger à nouveau cette partie du pays dans la guerre civile.

Dès lors, la nouvelle république islamique que souhaite probablement instaurer HTC en Syrie s’apparente à un État failli ou, du moins, à un régime trop faible pour survivre à d’éventuelles interventions de puissances voisines. C’est pourquoi HTC n’a d’autre choix que de conduire une politique équilibriste destinée à ménager les intérêts des puissances voisines pour limiter leur ingérence et ainsi espérer construire un régime pérenne dans un pays ravagé par 13 ans de guerres civiles et soumis à l’influence grandissante de ses voisins.

syrie-014.jpg

Des hommes armés se tiennent sur le toit d’un bâtiment pour repousser les pillards du complexe de logements militaires de Najha, dans le sud-est de Damas, le 17 décembre 2024. Le nouveau pouvoir a déjà fort à faire à l’intérieur: il va donc devoir se montrer particulièrement diplomate face à ses voisins, qui sont tous plus puissants que lui sur le plan militaire (Ph. Aris Messinis/AFP)

Ménager les intérêts des puissances sunnites arabes

Dans un contexte de révolte des masses sunnites contre le régime alaouite et de rejet de la domination iranienne dans la région, il est fondamental pour HTC de s’assurer le soutien, ou du moins, la neutralité des puissances sunnites de la Ligue arabe comme l’Égypte, la Jordanie et, surtout, l’Arabie saoudite. Cette dernière a montré, lors de la guerre civile syrienne, qu’elle était capable d’intervenir directement ou indirectement contre les forces sunnites qui remettent en question la légitimité de la monarchie des Saoud.

En 2014, la restauration du titre de calife par Abou Bakr Al-Baghadi et Daech a achevé de persuader Riyad de participer à la coalition contre l’EI, mouvement que les Saoud avaient pourtant soutenu lors de son émergence. La restauration califale constitue clairement une ligne rouge pour l’Arabie saoudite puisqu’elle rappelle l’illégitimité dynastique et historique de la monarchie saoudienne. En 1932, la proclamation de l’Arabie saoudite s’était faite au détriment du dernier calife, Hussein ben Ali al-Hashimi. Roi du Hedjaz, chérif de La Mecque puis calife (après l’abrogation du califat ottoman) de 1924 jusqu’à 1925, le roi Hussein disposait alors d’une puissante légitimité à gouverner les lieux saints de l’islam: appartenant à la famille des Hachémites, le dernier calife était un Quraysh, la tribu du prophète Mahomet. D’autant qu’Hussein était la figure tutélaire des mouvements panarabistes alors en plein essor, ce qui lui assurait un vrai soutien populaire et l’appui de nombreux cheikhs.

La prise de La Mecque en 1925 par Ibn Séoud puis la proclamation en 1932 du royaume saoudien peuvent dès lors s’apparenter à une usurpation, ce qui prive la monarchie saoudienne d’une réelle légitimité dynastique et historique. D’où l’hostilité de Riyad aux groupes djihadistes qui aspirent à recréer un «califat» et à s’approprier un titre que la monarchie saoudienne tente de faire disparaître. On comprend dès lors pourquoi Al-Joulani ne proclamera certainement pas le retour du «califat», à l’inverse de ce qu’avait fait Al-Baghdadi en 2014: le leader de HTC connaît parfaitement les lignes rouges de l’Arabie saoudite et ne compte pas les franchir avant d’avoir reconstruit un régime pérenne et stable à Damas.

Jouer le jeu du sultan néo-ottoman

Le principal acteur dont Joulani doit ménager les intérêts est bien évidemment la Turquie, qui tente de placer la Syrie sous son influence. La chute d’Assad a en effet été rendue possible par la politique turque de rapprochement entre l’ANS (armée nationale syrienne), composée de supplétifs arabes de l’armée turque, et le mouvement HTC. Cette alliance provisoire contre Assad pourrait faire long feu si le nouveau gouvernement syrien s’éloignait des projets d’Ankara pour la Syrie. D’autant que l’offensive actuelle de l’ANS à Manbij contre les milices kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) montre que l’ANS obéit plus à Ankara qu’à Damas, l’offensive contre les Kurdes n’ayant pas été officiellement revendiquée par HTC.

À la lumière de ces évènements, on comprend l’accord passé entre HTC et la Turquie: accepter les offensives turques contre le FDS en échange du soutien des milices de l’ANS au pouvoir de Joulani. Ankara voit dans le Rojava kurde, au nord-est de la Syrie, une véritable menace pour son propre territoire, la Turquie considérant cette zone comme une base arrière du PKK, le parti indépendantiste kurde qui lutte contre la Turquie dans le Kurdistan turc.

Sous la pression d’Ankara, soucieux de conserver le soutien des milices proturques, Joulani devrait vraisemblablement abandonner le Rojava à la Turquie et à ses supplétifs. D’autant que le principal soutien des Kurdes, les Américains, avec le retour du très isolationniste Donald Trump à la Maison-Blanche, devraient mener à son terme la politique de retrait de la Syrie. La neutralité des États-Unis en cas d’offensive massive turque sur le Kurdistan syrien ne fait presque aucun doute, comme le montrent les précédentes offensives lancées par Ankara sur la ville d’Afrine lors de l’Opération Rameau d’olivier en 2018, ou lors de l’Opération Source de Paix en 2019. Les deux fois, les États-Unis ont littéralement abandonné leur allié kurde menacé par l’armée turque et ses milices.

Par ailleurs, la Turquie pourrait constituer autour de Damas un nouvel «axe de la résistance» antisioniste et, par ce biais, reprendre un leadership dans le monde moyen-oriental laissé en jachère par l’affaiblissement de l’Iran et de ses «proxies». L’hostilité d’Ankara et de l’AKP (le parti d’Erdogan) envers Israël croît d’année en année et s’intègre à la politique néo-ottomane de réaffirmation de la tutelle turque sur les anciennes provinces arabes de l’Empire ottoman.

Devenir le principal soutien à la lutte palestinienne permettrait à Ankara de fédérer les sociétés du Levant autour d’elle et d’accroître son soft power dans le monde arabe. Dans cette optique, la Syrie de Joulani joue un rôle clé puisqu’elle permet à la Turquie de se projeter aux frontières israéliennes, et pourrait constituer le cœur d’un «nouveau front de la résistance» anti-Israël qui, à la différence du front actuel piloté par l’Iran, serait, quant à lui, sunnite et donc plus susceptible de fédérer les masses musulmanes de la région.

Par conséquent, une orientation clairement antisioniste du régime de Joulani constitue un scénario très envisageable même si HTS ne peut à court terme, en aucun cas, défier Tsahal étant donné le déséquilibre des forces au niveau militaire. Cette crainte a d’ailleurs certainement inspiré les bombardements massifs menés par l’État hébreu contre les dépôts d’armes de l’ancienne armée syrienne au lendemain de la chute d’Assad. Même s’il reste pour l’instant embryonnaire, le nouvel «axe de la résistance sunnite» se forme actuellement autour de la Turquie et de son vassal syrien et pourrait pousser les sunnites libanais du Nord-Liban à rejoindre cette alliance en gestation.

Connivence marquée avec les Frères musulmans

De même, le régime syrien ne revendique pas pour l’instant de liens directs avec les Frères musulmans qui soutiennent officiellement l’ANS (l’armée nationale syrienne) alliée à la Turquie et plus particulièrement le Faylaq-al-Cham (l’une des composantes de l’ANS). Le mouvement des Frères musulmans, organisé depuis le Qatar et la Turquie, est interdit dans la plupart des pays arabes de la région, surtout dans les régimes autoritaires dont l’Égypte depuis le retour de l’armée au pouvoir en 2013 ainsi que dans les monarchies comme l’Arabie saoudite ou la Jordanie.

En effet, le mouvement frériste se veut républicain et hostile aux monarchies en place auxquelles il reproche, outre leur nature autoritaire, leur convergence avec les intérêts occidentaux. Les Frères restent avant tout un mouvement postcolonial qui lutte contre les résidus d’influence occidentale dans la région et contre Israël, perçu comme «une avant-garde américaine» au Levant. Dès lors, ils fustigent la politique de rapprochement entre Israël et les monarchies arabes comme l’Arabie saoudite, la Jordanie ou le Maroc qui a abouti aux accords d’Abraham en 2020.

Dans ces conditions, on comprend mieux le refus d’Al-Joulani de tomber dans la surenchère antisioniste ou anti-occidentale. Il ne s’agit pas simplement de «faire bonne figure» auprès de l’Ouest mais aussi de rassurer les voisins arabes de la Syrie, qui voient d’un œil pour le moins inquiet l’émergence de groupes alignés sur les Frères musulmans. D’où aussi la timidité du soutien d’Al-Joulani au Hamas palestinien, véritable branche armée des Frères musulmans à Gaza, et ce malgré les bombardements massifs de Tsahal sur le sol syrien ces derniers jours. Dès lors, HTC doit rester sur une ligne de crête puisque la Turquie, alliée aux Frères musulmans, constitue le principal parrain du nouveau régime…

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

the-conversation.jpg

 

Retrouvez dans la même rubrique